Téléréalités : conception et innovation - 17 janvier 2011
Introduction
Miroir de nos sociétés actuelles, la téléréalité intéresse toutes les générations. C’est un moyen pour elles de s’observer et de se connaître, via une expérience du réel et l’observation de fragments de vie.
Ce genre matriciel de la télévision a su s’imposer non seulement comme un nouveau type de programmes, mais également comme la source d’inspirations esthétique et scénaristique pour d’autres genres (notamment documentaire et fiction). Des séries comme Desperate Housewives, 24 ou Lost auraient-elles seulement existées sans l’influence de la téléréalité ? Ce genre épouse également le documentaire, la variété, le divertissement : soit par l’intervention de procédés nés en son sein (on pense notamment au principe du « confessionnal » cher à Loft Story ou Star Academy), soit dans la façon d’aborder les expériences et de construire une narration.
Force économique et générateur d’emplois pour le secteur audiovisuel, la téléréalité est bien avant tout une pluralité d’écritures, et d’une multitude de formats. Il n’y a pas une téléréalité mais des téléréalités. C’est un genre en perpétuelle innovation, notamment motivée par la concurrence, et constamment à la recherche de nouvelles écritures, de nouveaux sujets, parfois de nouvelles causes. La téléréalité est un cycle qui sait se réinventer et s’inspirer des autres genres.
Une multitude de téléréalités
Quiconque aborde le sujet de la téléréalité est tenté de cataloguer ce genre comme uniforme et répondant à un ensemble de codes similaires et un format unique. Néanmoins, Amandine Cassi de Eurodatatv Worldwide démontre que la téléréalité représente une pluralité de formats.
Si elle s’est développée sur la base du modèle « Big Brother », son pilier fondateur, la téléréalité « d’enfermement » n’est qu’un style parmi d’autres dans le paysage des téléréalités. Ce type de téléréalité répond à une thématique déjà bien précise : un groupe de candidats sont enfermés dans environnement clos (un loft, une île...)
La téléréalité se décline d’abord en thèmes : par exemple la perte de poids ou la chirurgie esthétique, avec Bride Plasty, qui mêle enfermement, drame, passion, avec des personnages très marqués dans leurs comportements et leur appartenance sociale. A cette téléréalité classique s’ajoute un système d’élimination des candidats : ici, c’est remporter le mariage de ses rêves. La téléréalité peut ainsi mêler les genres, ainsi Bride Plastyse double d’un système d’élimination des candidats.
Elle se nourrit perpétuellement de précédentes expériences et écritures.
La recherche de talents. C’est le cas de Star Academy, Idols ou My Name is Michael. Là aussi, ce type de programme se décline de multiples façons ou encore Dancing on Wheels qui se concentre sur des duos regroupant des personnes handicapées et d’autres personnes.
Le coaching, comme c’est le cas de Super Nanny (comment élever ses enfants), Ian White (comment se réinsérer après la prison), Benefit Busters (aide de femmes sans emploi), Grote Woo Wens (des bienfaiteurs re-design une maison pour guérir une famille dans la détresse sociale).
Des programmes d’immersion et de proximité : entre la découverte d’un métier, d’un univers, d’un pan de la société. C’est le cas de Tower block of Commons dont le principe permet d’immerger un homme politique ou un député dans la réalité d’une cité, les forçant à vivre avec seulement 5£par jour. C’est également le cas de One Born Every Minute ou des caméras suivent le quotidien d’une maternité. Ou encore, Undercover Boss qui marche très bien aux Etats-Unis, très plébiscité à l’international, ou 21 Dias qui décrit le quotidien d’une journaliste immergée dans l’univers d’un sans-abri.
L’autre réalité des célébrités. C’est le cas de Sarah Palin’s Alaska ou encore De Frogers, qui consiste à suivre des célébrités néerlandaises vivant avec l’équivalent du SMIC. Autre exemple : Teach, ou l’acteur Tony Danza se lance dans une carrière de professeur dans une high school d’un quartier défavorisé.
La vocation éducative. Rejouer l’histoire entre documentaire et réalité. C’est l’exemple de Battle of Arnham où des jeunes fausses recrues rejouent la bataille d’Arnham, sur fond de Seconde Guerre mondiale recréée.
La téléréalité se décline aussi en projet transmédia, via les réseaux sociaux (dont Twitter). C’est le cas de Voice of Holland où les candidats suivent les résultats des votes du public sur leur iPad. L’émission S’accompagne d’un casting voix radio.
Elle a su également s’adapter aux évolutions apportées par le Web 2.0. C’est le cas de If I can dream (US) où de jeunes personnes sont enfermées dans un espace clos et le spectateur peut les suivre sur Facebook et sur Twitter.
A ce titre, le cas de I am playr est assez probant : il s’agit d’un jeu de football lancé sur une plateforme dédiée et sur Facebook, suivant un principe de « social gaming ». Le principe : jouer au foot avec son propre joueur. L’action est ponctuée de clips où l’on suit l’histoire selon la perspective de son avatar ; le joueur peut alors faire des choix : signer les bons contrats, choisir la bonne petite copine, etc… C’est le « play life » : on joue à la réalité ; le joueur a même la possibilité de voir son avatar apparaître dans les tabloïds des journaux anglais pour « frasques dans les soirées de footballeurs », etc... La réalité est au cœur de ce projet.
La téléréalité peut aussi servir des causes. Que l’on pense par exemple à sa qualité de découvreur de talents avec Star Academy, ou le principe de Design for life, un format initié par la BBC, dans lequel de jeunes designers apprennent le métier sous la houlette de Philip Stark ; School of Saatchi : un coaching à la création d’oeuvres artistiques contemporaines ; Classical Star : une manière différente de montrer la musique classique pour mieux la découvrir.
Enfin, les formats sociétaux comme Make me a Muslim (Channel 4) qui met en scène la réunion de douze Anglais qui vont faire une retraite dans un lieu musulman, permet de retracer des expériences sociales et culturelles fortes de découverte et d’acceptation de la diversité et de la différence. Ce genre de téléréalité agit comme un véritable laboratoire du social.
« Une expérience pure »
A ce titre, Angela Lorente évoque son parcours initial, principalement tourné vers des documentaires et magazines. Elle décrit sa découverte de la téléréalité comme un véritable « coup de foudre professionnel ». Chargée d’un documentaire sur les limites morales de la téléréalité, pour France 2, et partie à la rencontre de sociologues et psychologues, elle a aussi découvert les points de vue des candidats.
Elle décrit cette dernière rencontre comme la découverte d’un témoignage : « Les gens peuvent nous éliminer mais nous aussi on est en train de vivre notre vie » Elle voit ainsi tout le potentiel de la téléréalité : la capacité à capter des fragments de vie réelle. Elle y voit quelque chose de « pur », non manipulé.
La téléréalité est aussi un moyen d’apprendre. A ce titre, Angela Lorente décrit sa philosophie de programmation : un programme doit transmettre et incarner une philosophie. « Qu’est-ce que la philosophie de ces programmes ? Que vais-je apprendre ? » Avec l’émission Queer : elle a montré des personnes homosexuelles bien dans leur peau. Une première en France. C’est un divertissement avec un fond et un message à la société.
Si la parole a pu être prise sur ce type de programme, c’est qu’elle a été confisquée sur d’autres. C’est pour cela que des genres comme la téléréalité peuvent émerger, afin de répondre à un manque.
François Ekchajzer, journaliste à Télérama, souligne que la « pureté » de la téléréalité dans l’observation et la restitution est incomplète. La question du sens dans la téléréalité pose problème. Comment la téléréalité peut-elle amener du sens ? C’est d’ailleurs une des problématiques actuelles de France Télévisions. La téléréalité peut-elle transmettre des valeurs positives ?
C’est le cas de Class 007 où les meilleurs professeurs suédois vont prendre en charge, pendant 6 mois, une classe de ZEP. C’est une vraie aventure humaine. Aux Etats-Unis, de nombreux programmes de téléréalité s’attachent à porter des causes et donner du sens.
Un genre spécifique et lié à la société
La spécificité de la téléréalité est de faire appel aux individus du quotidien. A ce titre, la population répond massivement aux appels à candidature : plus de 7000 pour Loft Story et plus de 13 000 pour Secret Story.
La téléréalité est si connectée, dans ses fondements, à la société, qu’il est d’ailleurs nécessaire d’adapter chaque format au pays qui lui est destiné.
Alexia Laroche-Joubert rappelle que la téléréalité se calque sur un phénomène sociologique déjà présent : les gens s’observaient à travers les Webcams, se filmaient, observaient l’intimité de l’autre. La téléréalité s’est faite le relais de ces nouvelles habitudes. Les gens estiment que leur réalité a une valeur.
Avec ITV Studios France, François Florentiny rappelle la mission de sa société d’adapter le catalogue ITV (issu de la fusion de deux anciens catalogues : Character et Granada) au marché français.
A ce titre, tout comme Endemol ou Fremantle, ITV fait appel à des producteurs indépendants car les émissions de téléréalité reposent sur un savoir-faire qui n’est pas forcément le leur. Les formats de leur catalogue sont retravaillés pour les différents marchés : ce ne sont pas les mêmes écritures ni les mêmes cadences ; en matière de téléréalité, l’esthétique et le rythme sont affaires de perception, de culture et de société.
François Florentiny évoque Cold strip, une quotidienne de 26’ transformée en un 52’ pour M6.
A ce titre, il s’agit de répondre à une volonté de développement sur le marché français, en prenant des producteurs qui ont un savoir-faire pour moderniser des formats et les adapter à la culture nationale.
Angela Lorente, Directrice de la téléréalité et du développement de TF1 rappelle que la politique de ce diffuseur leader est de considérer la téléréalité comme un genre de télévision à part entière. Elle la perçoit comme une écriture intéressante car en permanente création, contrairement à bien d’autres genres, et qui offre une grande diversité de formats. « La téléréalité est riche ».
La France est d’ailleurs le seul pays au monde où la question de la mort de la téléréalité se pose. Pour Angela Lorente, « la téléréalité est à la télévision ce que le rap est à la musique. » Elle mentionne à ce titre ses origines artistiques inspirées d’Andy Warhol qui a fait un soap pour la télévision avec pour ligne directrice de montrer des gens extraordinaires dans le quotidien).
La téléréalité a apporté un concept dans la création : l’apparition d’anonymes sans intermédiaire à la télévision, et de leurs « expériences de vie ». C’est exactement de concept qu’a repris une série telle que Lost en donnant la part belle aux vécus de ses personnages ordinaires, placés dans des situations extraordinaires. Ces expériences de vie, les diffuseurs et producteurs en font ensuite un programme. C’est la force de ces formats : ils sont en fusion avec la société ; on va chercher dans la société les anonymes qui deviendront les héros de ces programmes.
Angela Lorente rappelle que les chaînes doivent tirer pleinement profit de cette force créatrice de la téléréalité et réserver des créneaux pour que des créations différentes puissent s’exprimer. Elle ajoute que TF1diffusera trois créations françaises issus de formats créés en France et qui n’ont jamais vu le jour à l’étranger. A ce titre, la politique de TF1est de favoriser ce genre, en lui réservant des créneaux de prime time. La chaîne croit en la téléréalité et la création et recherche et développement basées sur ce genre. Pour illustrer l’évolution dans l’écriture de la téléréalité, Angela Lorente cite Baby boom qui décrit, dans une maternité en France à travers plus de cinquante caméra, les couples et les héros du quotidien ; elle perçoit cela comme « une belle chose », au service de la réalité.
Une force économique pour le secteur
La TV réalité n’altère pas le quotidien des participants. Elle applique de nouvelles écritures et dynamiques au documentaire. Ex : Dome Porter, du journalisme d’immersion patiné de mécaniques de téléréalités (temporelle ou suivant la méthode du confessionnal).
C’est également une force économique vitale pour le secteur de l’entertainment ; ainsi, Secret Story représente à elle seule plus de 800 fiches de salaire. Alexia Laroche-Joubert regrette que cette économie soit attaquée aussi durement par la critique.
Diffusé sur W9, Dilemme suit un modèle économique qui allie la chaîne à Internet. Le programme suit en fait une double diffusion, plus épurée pour Internet ; il est réellement développé sur les deux supports, de manière différente et adaptée.
Claude Lacaze, Directeur général adjoint d’Endemol France, rappelle qu’Endemol a très tot fait rentrer la téléréalité dans sa stratégie. La téléréalité représente aujourd’hui 25% de leurs activités (60% il y a trois ans, avec des diffuseurs comme TF1 et M6). Endemol se lance désormais dans une stratégie de diversification.
Création : Endemol a le premier catalogue de formats dans le monde, dont beaucoup de formats originaux (50% des programmes français sont des créations françaises). Si certaines sont des adaptations, par exemple de Bigbrother comme le furent Loft Story ou Secret Story, une quinzaine de créateurs travaillent au sein d’Endemol à de nouvelles histoires.
En 2009, Virginie Calmels a mis en place une charte déontologique. Il s’agit d’encadrer et d’accompagner ce genre de production.
Samuel Kissous, Président de Pernel Media, rappelle qu’il est plus fréquent aujourd’hui de vendre un format qu’une création originale. Il signale également que la France est en crise : 50% du marché mondial des formats est détenu par les Anglais. 15-20% viennent des Pays-Bas. 15-20% : des Etats-Unis. La France détient quant à elle moins de 5% de ce capital créatif. Samuel Kissous met en avant la structure du marché français, très concurrentiel, ainsi que des éléments législatifs. Il signale notamment la réglementation anglaise qui permet aux producteurs de détenir les droits de leur création. Si un producteur anglais crée un format pour une chaîne, il retient les droits pour l’exportation. Ceci a favorisé l’essor de productions indépendantes et le développement d’un tissu créatif plus libre. Il y a également un écart dans l’investissement en recherche et développement ; en effet, la création de formats nécessite des investissements lourds en amont. Sur ce plan, la France se situe en-dessous de 3% des investissements totaux, par rapport à l’Angleterre, avec plus de 10%.
Néanmoins, Samuel Kissous remarque une ouverture depuis trois ans, notamment motivée par l’arrivée des chaînes de la TNT qui, si elles favorisent encore les formats étrangers (plus rassurants pour elle), tentent des approches nouvelles. Il se réjouit également de l’ouverture des chaînes publiques de France Télévisions à la téléréalité, qui devrait susciter la concurrence et pousser à la création.
Il prône la création d’un fonds d’aide à la création, qui pourrait également toucher le domaine de la téléréalité. L’objectif : développer la création, en France. Le Club Galilée va participer à la réflexion sur ce sujet.
Un genre unique et matriciel
La téléréalité est aussi fabriquée autrement par rapport à d’autres genres. Logistique, mouvements de caméra, montage… répondent à des règles différentes. Par exemple, Qui veut épouser mon fils ? est un programme tourné comme un documentaire et monté comme une série (ce qui la rend addictif).
La téléréalité coûte cher : un programme tel que Koh Lanta a coûté 8 millions d’Euros. En moyenne, une émission coûte 5 millions d’Euros. Le budget Star Academy est plus important qu’un gros film français. Un programme comme L’Ile de la Tentation a impliqué 120 personnes, douze caméras et donc douze ingénieurs du son, caméramen, assistants et journalistes. Ce sont des programmes chers (notamment par rapport aux jeux télévisés standards), qui engendrent des emplois et un gros flux économique.
Le financement sur Internet passe néanmoins encore par le contrôle de la marque (via le brand content / le placement produit) ou via le financement de la déclinaison antenne et, donc, l’économie de la télévision.
Il y a bien un savoir-faire dans le développement de formats de téléréalité, en France, qui peut avoir une résonance mondiale via l’exportation de formats à l’étranger.
La TV réalité investit tous les genres : elle affecte et change l’écriture des genres télévisuels, qu’il s’agisse par exemple du documentaire ou de la variété. Elle est à l’origine de la « scripted réalité » développée outre-Rhin : de la fiction à la façon de la téléréalité, avec des semi-acteurs simplement aidés de scriptes. Ce type de programme est en effet moins cher à réaliser.
La téléréalité peut également être impliquée dans un mix de genres, par exemple associée au documentaire, en mêlant écriture d’enfermement et réalité.
Depuis 10 ans, de nombreux producteurs ont fait preuve d’imagination et d’innovation. Aujourd’hui, la téléréalité est incontournable, elle fait partie du paysage audiovisuel. Elle est aussi en perpétuel remise en cause : il s’agit de trouver de nouvelles histoires et de nouvelles thématiques, de nouvelles écritures, pour la renouveler sans cesse. Elle tend aujourd’hui à s’inspirer de plus en plus des codes de la fiction et à pousser plus loin la modernité dans l’écriture.
Il y a néanmoins un véritable manque de dynamisme commercial, en France, pour vendre les formats sur les marchés internationaux.
A ce titre, il peut paraître inquiétant que le premier programme de téléréalité, sur France Télévisions, soit un format BBC. S’il est plus sécurisant d’avoir un tel format pour son premier programme de téléréalité, France Télévisions peut avoir un rôle d’aiguillon pour la production française, en matière de téléréalité. On peut enfin remarquer que l’exclusion de la téléréalité du service public l’a lui-même exclu d’une certaine forme de modernité audiovisuelle.