Compte rendu de la session du 9 novembre 2015
Philippe Chazal rappelle les deux séances précédentes du Club ; celle de septembre consacrée aux « nouveautés de la rentrée télévisuelle » et celle « hors les murs » d’octobre où le Club a été mobilisé par les Ministères de la Culture et de la Communication et le Ministère du Travail et de l’Emploi dans la cadre de la Conférence pour l’Emploi organisée les jeudi 15 et vendredi 16 octobre. Les comptes rendus de ces deux sessions sont disponibles sur le site du Club.
Une session d’actualité sur le phénomène de concentration dans le secteur audiovisuel. Autour de la table, producteurs, auteur, analyste, plusieurs points de vue.
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Jérôme Caza est producteur, fondateur de la société Pourquoi pas la lune. Selon lui, la production doit être pensée différemment. Au centre du discours sur la concentration des médias, il y a la question de l’indépendance et de la santé économique. Il note une culture d’entreprise très nationale, qui n’incite pas les acteurs à se développer en dehors des frontières.
Le récent rachat de Newen par TF1 interroge la notion de concurrence. Aujourd’hui France Télévisions a 600 millions d’euros de commandes dans le privé et souhaite poursuivre son effort en développant en interne une cellule de création. Quelle est la responsabilité du service public dans ce nouvel écosystème ?
Pour Jérôme Caza au centre de la problématique de la concentration la question de l’indépendance, de la liberté et de la pluralité de la création.
« On voulait des champions européens »
La construction de grands groupes audiovisuels impose aux chaînes de modifier leur raisonnement pour permettre une plus grande expansion. A l’exemple de la BBC qui cherche à produire pour un autre groupe. C’est déjà la logique des plateformes.
Sébastien Brunaud rappelle le ratio français : pour 10 formats, 8 sont importés ; 2 sont français et 1 seul s’exporte. Il compare également la France avec le modèle anglais : 700 producteurs au Royaume Uni, 2300 en France pour un même chiffre d’affaires.
Ainsi, il faut encourager la croissance interne mais aussi externe.
Jérôme Caza note les deux beaux succès français : 10% et Une chance de trop. Beaucoup de projets ne s’exportent pas en partie pour des questions de culture : les fictions ont du mal à trouver leur place.
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Philippe Chazal considère que l’actualité nous oblige à redéfinir nos mots et nos raisonnements. Il n’est plus possible de raisonner comme dans les années quatre-vingt au moment où le système actuel a été pensé et mis en place. Et attention aux mots, des expressions sont aujourd’hui inadaptées.
Il donne la parole à Jérôme Bodin de Natixis qui écrit et publie tous les jours une feuille d’analyse économique et financière de notre secteur. Il a déjà démontré dans plusieurs articles de presse les vertus d’un phénomène de concentration.
Il rappelle tout d’abord que Vivendi possède seulement 30% de Banijay : ce n’est pas la majorité et, selon lui, cela n’a pas la même signification. La question de la part du capital est importante. L’enjeu de la concentration, c’est aussi changer d’échelle. Car, si la première chaîne a réussi à vendre Eurosport, TF1 a pourtant échoué dans son développement international. C’est aujourd’hui ce qui pousse les diffuseurs à s’équiper de grandes filiales de production. De plus, le sujet de la concentration est souvent limité à la concentration verticale mais elle peut aussi être horizontale.
Le manque d’investissement des diffuseurs : source de déséquilibres économiques
Si on concentre notre attention sur les diffuseurs et plus particulièrement les diffuseurs français par comparaison avec les autres, européens, on constate qu’il y a une baisse tendancielle de la compétitivité des diffuseurs chez nous, avec un effondrement de leurs marges depuis 15 ans.
Plusieurs paramètres expliquent ces mauvais résultats. Il y a eu une fragmentation dans les années 2000. On constate aussi des excédents de trésorerie, ce qui montre que les chaînes n’ont pas investi. Paradoxalement, la rentabilité décroît en même temps que la trésorerie croît. Les diffuseurs ont plutôt investi dans la diversification notamment numérique, s’éloignant ainsi de leur cœur de métier.
Le marché de la télévision française est le plus concurrentiel du continent. Et ce qui se joue, c’est précisément la consolidation en Europe. Rappelons que M6 est passé d’un contrôle français à un contrôle allemand.
Jérôme Bodin prône un renforcement de l’agrégation du paysage européen, il estime que les centres de diffusion doivent être en France. Avoir une activité trop fragmentée (en comparaison avec les autres marchés) provoque une situation de faiblesse, néfaste à long terme.
Sur la compétitivité, on observe une courbe inversée en Allemagne. Un pays qui a œuvré pour une concentration horizontale. RTL et Pro 7 réalisent en effet 70% du CA. C’est un vrai choix politique de privilégier les deux acteurs de la diffusion, qui exprime clairement la volonté d’avoir une diffusion forte pour anticiper la consolidation.
Sébastien Brunaud s’interroge sur l’excédent de trésorerie des diffuseurs. Dans ce cas, pourquoi ne pas investir dans les IP ? Pourquoi les chaînes ne créent pas plus de valeur ? Pour Jérôme Bodin, cela passe avant tout par de l’acquisition.
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Elisabeth d’Arvieu présente la politique du groupe Lagardère Studios en matière de politique industrielle.
Un acteur majeur de la production qui « cherche la croissance européenne » et « donne des moyens importants pour le développement ».
Sur le cas allemand, elle ajoute qu’il y a eu également un phénomène de concentration verticale car Pro 7 a investi dans Red Arrow. Avec, en parallèle, un transfert vers le digital. Les dirigeants priorisent leurs investissements. Avec 800 millions d’euros investis dans le digital, ils favorisent le numérique.
Une production paneuropéenne très ancrée dans la création
Lagardère Studios est une société de production indépendante, à tous les niveaux c’est-à-dire qu’elle travaille avec plusieurs clients et n’a pas de dépendance vis-à-vis d’un seul diffuseur.
En 2008 Lagardère a entamé son expansion d’abord nationale avec l’acquisition de plusieurs sociétés devenues des filiales. Le groupe s’est construit sur une forme de concentration, d’abord nationale (et horizontale, la dernière filiale en date est Réservoir), puis internationale avec la volonté de rejoindre les leaders paneuropéens de la production indépendante. Lagardère est aujourd’hui un des seuls groupes de taille moyenne à être indépendant, qui s’est récemment associé à son homologue espagnol : Boomerang.
Pour Elisabeth D’Arvieu, la concentration permet une importante mutualisation de couts de production. L’indépendance est fondamentale pour les clients et pour les producteurs. 35 sociétés de production au total sont regroupées autour de Lagardère Studios Des filiales qui restent actionnaires, ainsi Réservoir a pu racheter 30% de son capital.
Ainsi les marques et les équipes créatives conservent leurs indépendances éditoriales tout en bénéficiant de la puissance financière du groupe et des économies d’échelle sur notamment les fonctions supports et les moyens techniques communs. Voilà donc un exemple de concentration qui associe indépendance et puissance.
Sur le développement africain, elle précise : « on le fait de façon organique ». L’évidence, c’est l’Afrique francophone. Sur le même modèle, Lagardère a créé une filiale de fiction au Sénégal et travaille avec un producteur à Dakar. Même processus pour les pays latins grâce à Boomerang.
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Nicolas Mazars de la SCAM s’occupe des questions juridiques au sein de la SCAM. Le rapport entre chaîne et producteur est, de fait, assez loin des auteurs. Selon lui, l’indépendance est un enjeu de crédibilité et de liberté pour les auteurs.
« Garantir son indépendance pour montrer sa nécessité mais aussi garantir ses capacités »
Le problème des petites structures demeure : elles n’ont pas les moyens d’investir. A l’opposé, le groupe BBC est capable de vendre des milliers d’heures de programme d’un coup. A ce jour, la France ne possède pas la même force de frappe.
Nicolas Mazars prévient : le secteur ne doit pas se résoudre aux seuls décrets TASCA, sinon il y aura un problème de légitimité.
Il met en perspective plusieurs questions. Celle de la conservation du patrimoine des œuvres, d’abord. Lorsque les sociétés ferment ou déposent le bilan, que faire des films ? Puis, la question de la transparence dans le milieu de la production: sur la rédaction des devis et la tenue des comptes, « revenir à une réalité des budgets qui sont parfois gonflés pour des subventions », précise-t-il.
La production indépendante doit s’organiser, se justifier, une nécessité pour persévérer sa nécessité dans une culture du prototype très innovante. Plus que cela, une question de modernité.
Il faut peut-être favoriser les rapprochements entre producteurs pour plus de force et de crédibilité.
Nicolas ajoute qu’il faut inclure davantage dans nos dispositifs les nouveaux acteurs de l’audiovisuel qui viennent du numérique.
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La table ronde se poursuit par plusieurs interventions des membres qui complètent la discussion nourrie sur le phénomène de concentration dans l’audiovisuel.
Alexandre Michelin souligne l’incapacité des acteurs français à distribuer les contenus. Un très grand succès d’audience permet à une petite société de changer de dimension et d’accéder au marché international. Sinon c’est trop difficile. Sur ce sujet, Jérôme Caza rappelle l’aventure Apocalypse, le succès d’un indépendant : Une diffusion sur 100 territoires grâce à la puissance de France Télévisions Distribution.
Le regroupement doit-il faire partie d’une politique publique ?
Jérôme Caza note qu’il est parfois difficile de se regrouper car les cultures d’entreprises divergent. Il faut avoir en tête que le secteur est aussi fait de TPE. Pour ces structures réduites, la production est véritablement synonyme d’artisanat. Un écosystème fragile dans lequel les subventions et le CNC jouent un rôle déterminant.
Philippe Chazal estime que, pour exister, il arrive un moment où la taille du groupe devient absolument essentielle, ce qui implique un certain niveau de puissance, une capacité de mobilisation d’équipe.
Il ajoute dans cette perspective, que se center sur le stock et oublier le flux aujourd’hui c’est se tirer une balle dans le pied. Il faut intégrer l’ensemble des producteurs.
Il ajoute également que le métier de la distribution en France n’est pas suffisamment reconnu et développé.
Quelques mots sur la réforme du droit d’auteur :
L’objectif : Réformer le droit d’auteur et inclure les nouveaux usages numériques.
Olivier Pascal dit quelques mots sur le Digital Single Market qui bouleverse, selon lui, la logique de décrets TASCA et marque l’importance du numérique. Une remise à plat complète du droit d’auteur et de la distribution. Il introduit également la notion de portabilité et l’aspect transfrontalier des œuvres. Olivier Pascal s’interroge : cela remet-il en cause du concept d’exclusivité ?
Nicolas Mazars nous alerte sur un point essentiel. Il précise que le rapport demande des réformes marginales du droits d’auteur avec l’inclusion du numérique. L’aspect transfrontalier provoque l’embarras de la Commission Européenne. Prochaine étape en décembre prochain et la réforme du droit d’auteur remise à juin 2016. Selon Nicolas Mazars, le calendrier peut changer.
Jérôme Bodin ajoute quelques mots sur la culture d’entreprise des diffuseurs. Il y a une revendication identitaire du côté des diffuseurs qui se sont longtemps concentrés sur le marché domestique. Il fait une analogie avec le groupe de luxe LVMH qui diffuse à la fois des marques et une culture du groupe. Selon lui, il existe une demande structurelle mondiale pour des contenus européens : dans ce contexte, le meilleur moyen de marcher, c’est de s’affirmer.
Laurent Fonnet évoque les points négatifs de la concentration des diffuseurs. Pour lui, cela provoque avant tout une perte de créativité. Il y a aujourd’hui quatre groupes historiques pour une concentration nationale, obligés de se transformer en plateforme pour utiliser leur marque forte et se renouveler. Ainsi, pour les producteurs, cela signifie un nombre de clients de plus en plus réduit qui n’ont pas les mêmes valeurs.
Hélène Coldefy s’interroge sur la capacité des diffuseurs à prendre des risques.
Finalement tout le monde s’accorde sur le fait que la France puise sa force avant tout dans ses talents. Il faut soutenir et parier sur les talents à moyen et long terme. Une dynamique qui a porté ses fruits dans le secteur du jeu vidéo, un marché porteur dans lequel la France a su s’imposer, grâce à l’essor de plusieurs groupes exemplaires.
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La question de la concentration des acteurs de l’audiovisuel aura ce soir rimé avec indépendance, liberté ou encore puissance. Si le regroupement des acteurs a pour objectif de construire des groupes suffisamment solides pour peser sur la scène européenne voire même internationale, qu’en-est-il de la liberté de création, de l’indépendance éditoriale et de la culture d’entreprise qui fait la spécificité de chacun ?
Dans le cas TF1/Newen, qui ancre résolument la séance dans l’actualité la plus brûlante, le risque de cette concentration verticale n’est-il pas pour le producteur d’être prisonnier de la chaîne ? Dans cette configuration, pouvoir travailler avec la concurrence c’est un précieux gage d’indépendance. Le droit commercial nous donne dans ce domaine des clés.
Le groupe Lagardère Studios nous montre une voie possible alliant puissance et indépendance.
Sur ce thème, qui concerne tous les acteurs, la discussion se poursuit. Une nouvelle table ronde centrée sur ces mêmes questions aura lieu en janvier prochain.